La Pologne existe-t-elle ?
Questions plus ou moins pertinentes sur la connaissance à l'ère de l'information
Par Michał Gadomski
Publié le 7 décembre 2021
La Pologne existe. Sans doute la partie d’entre vous qui n’y a jamais mis les pieds et goûté des pierogi est pourtant relativement sûre de cette proposition, suffisamment peut-être pour vous aussi, un jour, abruptement l’affirmer en guise d’accroche d’un article de blog.
De quel droit êtes-vous aussi sûrs de l’existence de la Pologne si vous ne l’avez pas constatée de vos propres yeux ? Sans doute l’avez vous vue sur des cartes, peut-être avez-vous entendu parler dans la presse ou, dieu vous en préserve, à la télévision de ce qui s’y passe (rien de très beau, dernièrement).
Au XVIIe siècle, René Descartes est éduqué à la philosophie scolastique par des jésuites et réagit de manière tout à fait proportionnée en décidant qu’il faut immédiatement refonder la philosophie et, pourquoi pas, tout le savoir humain. C’est en tout cas comme ça qu’il explique l’origine du fameux je pense – cette affirmation indubitable est censée servir de fondement à tout savoir. René prône une vision fondationnaliste de la connaissance – notre savoir est selon cette vision assis fermement sur une base de vérités élémentaires qui sous-tendent nos connaissances moins évidentes, moins basiques.
Le fondationnalisme peine, me semble-t-il, à rendre compte de pourquoi nous croyons ce que nous croyons. Votre ingénue croyance en l’existence de la Pologne, par exemple, ne repose pas sur une base de connaissance qui vous permet d’affirmer sans l’ombre d’un doute que ce pays existe. Vous jugez que la Pologne existe parce que vous connaissez un Polonais ou quelqu’un qui est allé en Pologne et il est peu plausible que ces gens fassent partie d’un complot pour faire croire en l’existence d’un état fictif. Vous vous dites que beaucoup de gens habitent à l’Est de l’Allemagne et qu’ils se seraient rendus compte de quelque chose et l’auraient fait savoir, et puis bon, globalement, si la Pologne n’existait pas, ça se saurait.
Le cohérentisme est une conception rivale au fondationnalisme. Il conçoit la connaissance non pas comme un édifice posé sur des fondations mais une espèce de radeau – un assemblage constitué d’éléments liés et dépendants les uns des autres. Selon cette vision, une croyance est acceptée non pas car elle est dérivée par A + B de bases indubitables mais parce qu’elle est cohérente avec le reste de ce que nous croyons.
Vous savez sans doute comme moi que les distributeurs de billets sont des machines complètement automatisées. Nous ne détenons pourtant pas d’informations qui nous permettent d’affirmer sans aucun doute que le parallélépipède aux couleurs d’UBS ne contient pas un consciencieux prolétaire qui refuse religieusement les billets un poil trop fripés. Je crois bien, me direz vous, avoir vu un jour un distributeur ouvert pour être réparé et il ne contenait pas un espace avec une petite chaise pouvant accueillir un opérateur, fût-il chétif. Fort bien, dirait le sceptique, mais ce n’est là qu’un distributeur parmi des milliers et rien ne me permet d’affirmer que les autres lui sont identiques. Là encore, ma croyance repose sur des preuves très indirectes – ces travailleurs de la machine, s’ils existaient, auraient des familles, des amis qui sauraient ce qu’ils font car une opération d’une telle ampleur ne pourrait être maintenue dans le secret et du coup ça se saurait. D’autre part, pourquoi au juste une entité mystérieuse voudrait-elle mentir au monde sur le caractère strictement automatique des distributeurs de billets ?
Les exemples capillotractés de la Pologne et du distributeur illustrent, du moins je l’espère, la façon dont fonctionnent nos croyances – on ne construit pas chacun.e dans son coin un édifice posé sur des bases solides et des démonstrations logiques, examinant attentivement si chaque croyance est suffisamment certaine pour y être ajoutée. On considère généralement que les mécanismes sociaux par lesquels les informations sont transmises sont relativement fiables, et que ce qui est largement accepté comme vrai a donc tendance à l’être. L’accroissement de la connaissance humaine va de pair avec celui de notre dépendance à l’égard des machines à informer - institutions scientifiques, systèmes éducatifs, édition, presse écrite ou télévision - qui produisent, authentifient et diffusent cette connaissance qui devient de plus en plus une affaire collective plutôt qu’individuelle.
L’idée de cet article m’est venue d’une réflexion à propos des vaccins – je suis incapable de réfuter l’argumentaire d’un antivaxx selon lequel le moderna rendrait stérile. Je n’ai pas pris la peine de faire ne serait-ce qu’une recherche google sur les potentiels effets négatifs des vaccins, de lire ne serait-ce qu’un résumé d’article dans le Lancet, de me renseigner sur ce que c’est au juste l’ARN messager. La confiance que j’accorde au système médiatique et médical est-elle blâmable ? La question continue de provoquer en moi un certain malaise mais je pense pouvoir y répondre par la négative – les vaillants libres penseurs qui dénoncent la dictature sanitaire et remettent en question la sécurité des vaccins dépendent autant que moi des machines à informer, ils contestent simplement des parties différentes de ce qui fait consensus. Leur scepticisme se porte sur la sécurité des vaccins ou leur teneur en micropuces 5G tandis que le mien viserait par exemple les déclarations du gouvernement étasunien sur les supposés méfaits de régimes ennemis - le fait que les inspecteurs onusiens ne trouvent pas de signes d’un arsenal nucléaire prouve que Saddam l’a très bien caché, les élections en Bolivie étaient illégitimes, et puis de toute façon ce qui s’est passé n’était pas vraiment un coup d’état, ce genre de choses.
Le cohérentisme permet de tracer quelques pistes de réflexion autour des dangers soulevés par notre dépendance à l’égard des machines à informer. Il y a d’abord celui, illustré de manière frappante par le complotisme mais aucunement exclusif à ce milieu, de l’enfermement dans une bulle médiatique homogène. On peut ainsi n’être exposé qu’à des informations qui confortent notre vision du monde et ne jamais avoir l’occasion de remettre en question nos croyances. Ce problème est exacerbé par le mode de fonctionnement de plateformes comme Youtube dont les algorithmes tendent à recommander des contenus similaires à ceux que l’on a apprécié - leur objectif n’est pas l’information du citoyen mais la vente aux publicitaires d’une attention plus facilement retenue par des contenus qui ne le remettront pas outre mesure en question. Ceci nous mène à un second problème - le but des machines à informer n’est pas forcément d’informer. Les scientifiques peuvent être motivés par une véritable vocation mais aussi par une volonté de faire carrière, les revues visent à accroître leur prestige en publiant ce qui sera le plus cité, les universités cherchent à améliorer leur place dans des classements internationaux ou pérenniser les financements de leurs programmes, les médias ont besoin d’attirer des lecteurs ou spectateurs et leur ligne éditoriale peut dépendre, au hasard, des opinions personnelles de Vincent Bolloré.
L’information qui façonne notre vision du monde à tou.te.s dépend des logiques qui gouvernent ces machines. Examiner les impératifs auxquels elles répondent et veiller à ce que leur fonctionnement s’accorde avec le rôle primordial qui est le leur dans nos démocraties doit être un enjeu politique de premier plan.
Par Michał Gadomski