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Le conflit au Yémen,

ou la pire crise humanitaire de ces 

vingt dernières années 

Par Lucie Geisser et Mouna Miri

Publié le 4 mai 2021

La guerre au Yémen est un désastre humanitaire. Aux atrocités d’une guerre civile “classique”, se mêle une crise humanitaire (famine, épidémies, déplacements de population) rendant la vie impossible pour les civils. À cela s’ajoute la complexe intersection d’intérêts divergents des populations yéménites et des acteurs internationaux, qui exacerbe les enjeux et les dégâts de ce pays en crise depuis son unification en 1990. Aujourd’hui, plus de 24 millions de Yéménites sont en besoin d’assistance humanitaire urgente, soit 80% de la population.   

 

Les civils pour première cible

La cruauté de ce conflit vise la population civile, et ses biens publics. Selon Amnesty International, toutes les parties au conflit “ont continué à commettre des atteintes au droit international humanitaire et aux droits humains, en toute impunité”. Les belligérants utilisent la détention arbitraire, la disparition forcée, le harcèlement, la torture contre des personnes selon leur appartenance religieuse, ethnique ou leur rôle de militant. Les forces houthies ont, par exemple, posé des mines antipersonnel dans des terres agricoles, autour de puits et dans des villages faisant des centaines de victimes civiles. L’aide alimentaire est également détournée. Du côté des forces armées de la Coalition (s’opposant aux Houthis), les zones d’habitations et le secteur alimentaire (réserves d’eau potable, fermes, réserves de fruits et de légumes, bateaux de pêche ou encore silo à grain) sont respectivement les deuxièmes et troisièmes cibles privilégiées par les tirs des forces aériennes sunnites. Les infrastructures indispensables tels que les hôpitaux et les écoles sont également la cible de tous les groupes armés.

Une situation humanitaire désastreuse

En conséquence d’abord de l’embargo marin instauré par l’Arabie Saoudite en 2015, puis aux limites d’accès des organismes internationaux par les forces houthies, les approvisionnements indispensables sont limités et souvent interrompus. Ce blocus alimentaire explique que près de 16 millions de Yéménites sont menacés par la famine (ONU), et que près de 2 millions d’enfants sont en état de sévère malnutrition (UNICEF).

Sur le plan sanitaire, les raids aériens saoudiens et le blocus de médicaments et de carburants aggravent une situation sanitaire déjà extrêmement fragile au Yémen. En raison du manque d’accès à l’eau potable (16 millions de Yéménites en sont aujourd’hui privés), le choléra fait des ravages depuis 2015 : il était estimé en 2020 que chaque heure, 50 nouveaux cas étaient signalés (OXFAM). A cela s’ajoute que la moitié des hôpitaux et centres médicaux qui existaient en 2016 fonctionnent encore mais subissent une pénurie de médicaments (eux aussi bloqués), de personnel et d'équipement (OXFAM). L’apparition de la pandémie globale du COVID-19 a soumis les institutions médicales et organisations non-gouvernementales sur le terrain à une pression nouvelle. L’ONU a indiqué en juin 2020 que près d’un million de personnes pourraient avoir contracté le virus dans l’ensemble du Yémen, avec un taux de mortalité de 25 %.

De nombreux immigrants 

Enfin, cette situation d’extrême détresse sous laquelle vit la population yéménite s’exprime aussi par la forme d’une crise migratoire au sein-même du territoire. La population civile fuit le conflit, mais aussi les nombreuses catastrophes naturelles telles que les inondations. Il est évalué par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés que plus de 4 millions de Yéménites sont déplacés en interne, soit la 4ème population mondiale de migrants internes dûs à un conflit (UNHCR). Le Yémen est aussi hôte de près de 135.000 réfugiés et demandeurs d'asile, majoritairement originaire de Somalie et d’Ethiopie.

 

Ainsi, la situation au Yémen comporte toutes les composantes qui font d’elle la plus grande crise humanitaire du siècle (ONU).

Les origines de la guerre au Yémen 

 

Le site d’Amnesty International France marque le début du conflit au Yémen à la date du 25 mars 2015 par une frappe de la Coalition, nom donné à un groupe de pays s’étant alliés contre le Yémen. La réalité est dans les faits plus complexe, et pour la comprendre, il faut s’intéresser au contexte politique et social du pays. 

 

Un pays divisé 

Le Yémen compte aujourd’hui près de 28 millions d’habitants, ce qui fait de lui l’un des pays les plus importants de la péninsule arabique, en termes de poids démographique. Cependant, sa population est divisée par deux courants de l’Islam : le premier chiite, plus précisément du zaïdisme, et le second sunnite. Ces confessions sont inégalement représentées dans la population, on compte en effet une majorité de sunnites (environ 70%) pour une minorité de zaïdites (environ 30%). Ces deux populations sont inégalement réparties sur le territoire, et revendiquent des capitales différentes : les sunnites se retrouvent autour du gouvernement de Aden, capitale internationalement reconnue, tandis que les rebelles zaïdites (appelés Houthis, du nom de leur ancien leader Husseïn Badreddine al-Houthi), alliés de l’ancien président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, ont pris la ville de Sanaa en 2014 (actuel siège du gouvernement Houthi non-reconnu). Cette insurrection houthi a été précédée de 2004 à 2014 par la Guerre du Saada au Nord-Ouest du pays, initiée par le groupe armé houthi (soutenu militairement par l’Iran), considérant que les zaïdites avaient été marginalisés par le gouvernement à majorité sunnite du pays. En 2015, les houthis organisent un coup d'État, contraignant le président Abdrabbo Mansour Hadi à démissionner en janvier 2015. C’est à la suite de cet événement que les frappes de la Coalition vont débuter.

 

La Coalition 

Force armée internationale, la Coalition sunnite est une alliance entre plusieurs pays musulmans visant à rétablir un gouvernement sunnite à la tête du Yémen. Cette alliance est principalement menée par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Cependant, de nombreux pays prennent également part  à cette alliance. Ainsi le Bahreïn, la Jordanie, le Qatar, le Maroc, l'Egypte, le Koweït ainsi que le Soudan sont les belligérants de ce conflit. Tous participent à ce conflit en fournissant les forces militaires saoudiennes (150.000 hommes) en matériel de combat. 

Des alliés inattendus 

 

Ces armes et véhicules militaires ne sont cependant pas le seul appui de l’Arabie saoudite dans ce conflit. Dans une enquête menée en 2019, Radio France et le média indépendant Disclosure ont dévoilé un rapport classé “confidentiel défense” de 2018 de la Direction du renseignement militaire démontrant l’implication de la France dans le conflit en cours au Yémen. Suite à cette enquête, certains journalistes qui y ont participé, notamment Benoît Collombat, journaliste pour la cellule d’investigation de Radio France, ont été convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ce dernier qualifie cette convocation de “pression sur [leur] travail journalistique” pour un “sujet d’intérêt public majeur” (France Inter).

Mais quel est le rôle de la France dans ce conflit ? Ce rapport dévoile en réalité un marché que l’on soupçonne depuis maintenant plusieurs années : l’utilisation d’armes françaises dans le cadre de conflits internationaux, notamment des chars d’assauts, de l’artillerie et des avions de combat. Pire, ce rapport semble démontrer, dans une carte du nom de “Population sous la menace des bombes”, que la potentielle menace que constitue ces armes pour les civils yéménites était connue. En effet, le renseignement militaire français y estime que 436.370 personnes “sont potentiellement concernées par des possibles frappes d'artillerie", dont des “tirs de canons français”, selon les journalistes de Radio France et Disclosure. 

 

Un mensonge d’Etat ?

Cette enquête assourdissante vient contredire le discours tenu par les responsables du gouvernement, revendiquant par ailleurs une utilisation uniquement défensive des armes françaises au Yémen. On peut citer ici la Ministre des armées Florence Parly ayant démenti ces informations à plusieurs reprises en 2019, ainsi que le Ministres de l’Europe et des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, pour qui “il faut être extrêmement vigilant sur les ventes d’armes à l’égard de ces pays” et qui rappelait, en mai 2019 au micro de France Inter, que la France respectait le traité international concernant le commerce des armes.

En réponse à l'enquête de Radio France et Disclosure, le cabinet du Premier ministre (qui a été sollicité par ces derniers) a affirmé que les exportations vers l’Arabie Saoudite ne se sont pas interrompues après 2015 mais ont été surveillées et restreintes. Ils démentent tout risque pour les civils, dont la sûreté est “en tête des critères d’examen pris en compte [dans l’exportation de matériel de guerre]”. Y est également réaffirmée l’importance du respect du droit international humanitaire, “exigence que nous faisons valoir auprès de nos partenaires émiriens et saoudien, auxquels incombent la responsabilité de le respecter”. Enfin, le cabinet de l’ancien Premier ministre Edouard Philippe précise que “la coalition arabe lutte aussi contre Daech et al-Qaïda [...] qui sont présents au Yémen et qui représentent une menace pour notre propre sécurité”. Argument ultime s’il en est : comment ne pas soutenir cette vente d’armes si finalement elle vise la sécurité de la France ?

Parler de l’implication de la France aujourd’hui 

Si l’implication de la France dans ce conflit est à nouveau soulevée aujourd’hui, c’est en raison d’un rapport de la mission d’information parlementaire de novembre 2020 sur la transparence des exportation d’armes françaises à l’étanger. Les recommandations de ce rapport ne sont cependant pas encore à l’ordre du jour. Bien qu’il soit pour l’instant laissé de côté, Amnesty International France considère ce rapport comme un “progrès majeur et inédit” actant “le besoin urgent d’un véritable contrôle sur les ventes d’armes françaises”. Toujours d’après Amnesty, la France serait une exception en Occident : elle est en effet “le seul pays dont le Parlement n’exerce absolument aucune forme de contrôle sur ses ventes d’armes”. Malgré la pandémie, ces questions de politique extérieure auraient le mérite d’être discutées, si on considère le risque que les civils yéménites encourent encore aujourd’hui en raison de dysfonctionnements démocratiques européens. 

Le rôle de la communauté internationale

 

Ce qui est le plus accablant dans la crise humanitaire yéménite est le double-jeu que mène la communauté internationale en réaction. Les grandes puissances se disent pourvoyeuses et protectrices des droits de l’Homme et de la coopération internationale pour la paix. Pourtant, leurs intérêts financiers et pétroliers semblent peser plus lourd : la guerre au Yémen semble sans issue, et le pays péréclite dans le silence retentissant et la passivité de l’ordre international. La France a vendu depuis 2015 plusieurs milliards d’euros (environ 1.3 milliards par an depuis 2015) de matériels de guerre et alimente sans fin ce conflit. Elle ne s’implique peut-être pas dans un meurtrier conflit direct, mais ses armes et ses fonds si.

Un jeu hypocrite 

Comment expliquer l’emprise des pays européens (car la France n’est pas la seule à blâmer) dans ce conflit ? Premier élément étonnant, la France, le Royaume-Uni ainsi que l’Espagne et l’Italie ont toutes ratifié le traité sur le marché des armes (ATT), disposant que toute menace d’une violation des droits humains par l'exportation d’armes militaires serait refusée (EuObserver). Or, nous savons aujourd’hui, grâce au travail de Disclosure et Radio France, que cette règle n’a pas été respectée par la France (et on peut supposer que les autres exportateurs d’armes européens étaient également informés des risques qu’encourent les civils au Yémen).

Plus étonnant encore, la France et le Royaume-Uni condamnaient en mars 2018 l’Iran pour ne pas respecter l’embargo alors imposé aux rebelles Houthis (EuObserver), pendant qu’elles-mêmes armaient la Coalition, et par conséquent contribuaient également à l’utilisation d’armes contre des civils (qui était la motivation de l’embargo Houthi). 

Les ONG comme la Croix-Rouge/Croissant-Rouge déplorent ce double-jeu des gouvernements européens, entre la revendication du respect du droit international humanitaire et les pratiques d’exportations d’armes vers des pays belligérants dont ils sont à l’origine (Matt Clancy, porte-parole du comité international de la Croix-Rouge, EuObserver). 

 

Les USA rejoignent les Européens

Dans un article publié le 22 avril dernier, Amnesty International France informait que le gouvernement Biden avait décidé de poursuivre une vente d’armes (alors suspendue) destinée aux Emirats arabes unis, d’une valeur de 24 Milliards de dollars. Nul doute que ce matériel militaire sera, comme les années précédentes, destiné à alimenter le conflit yéménite. 

 

Une danse de mauvais goût

Dans cette danse de mauvais goût, la France n’est ainsi pas la seule démocratie occidentale à faire perdurer le conflit qui secoue le Yémen depuis maintenant sept années. Rappelons ici que le Yémen n’est pas qu’en guerre civile depuis 2014, mais qu’il subit une forte instabilité politique depuis le début des années 2000, et même auparavant dans les années 1990, à la sortie de la Guerre froide. Cette dictature est aujourd’hui l’un des pays où la vie pour les civils est l’une des plus difficiles au monde. Son IDH (bien que cet indicateur soit questionnable, il a le mérite de permettre un comparatif entre pays) est parmi les plus bas du classement mondial. À la 177e place, le Yémen fait partie des 15 pays les moins “développés” du monde. 

Aucun des pays mentionnés dans cet article n’a encore été averti pour crime de guerre (affamer une population en est un) ou encore été interpellé par la communauté internationale pour ne pas avoir respecté les traités internationaux sur les transferts d’armes ou le droit international humanitaire. 

Le conflit a déjà fait plus de 250.000 victimes, mais ne s’est pas arrêté avec la pandémie mondiale. En septembre 2020, l’ONG Action Contre la Faim dénonçait dans un communiqué officiel l’indifférence générale du reste du monde pour la population yéménite. Si la loi du mort-kilomètre fait malheureusement foi en toute circonstance, on peut s’étonner que, malgré l’implication des pays européens dans ce conflit, l'information soit passée à la trappe dans de nombreuses rédactions. 

Par Lucie Geisser et Mouna Miri

SOURCES : 

Amnesty International

Disclose 

EuObserver

France Info

France Inter 

ONU 

OXFAM

UNICEF 

UNHCR

Le 25 mars dernier, douze ONG manifestaient encore place de la République en France pour alerter le gouvernement et la population de la situation au Yémen. Dans un communiqué de presse d’Oxfam France du 23 mars, ces douze ONG “appellent le président Emmanuel Macron à mettre fin à la complicité silencieuse de la France en cessant ses ventes d’armes aux Etats parties au conflit”. Il s’agissait de : Amnesty international France, ACAT France, CARE France, Fédération internationale pour les droits humain (FIDH), Handicap International – Humanity and Inclusion, Ligue des Droits de l’Homme, Médecins du Monde, L’Observatoire des armements, Oxfam France, Première Urgence Internationale, Salam for Yemen, SumOfUs.

 

La situation au Yémen est très complexe, des éléments sur l’origine des conflits ont été simplifiés ou éludés. L’intégrité des faits relatés est cependant respectée. 

 

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