Légitimation d’un scandale footballistique
Par Alessandro
Publié le 1 novembre 2022
28 novembre 2022. « Le conseil d’administration de la Juventus de Turin a décidé de démissionner ». C’est la nouvelle tombée comme une anecdote du compte twitter de Fabrizio Romano, journaliste sportif italien, et que s’empresse hystériquement de relayer et d’interpréter la presse sportive dans les jours suivants.
Les médias sont clairs. Le club turinois se trouvant devant le dévoilement d’un scandale similaire à celui de Calciopoli - l’affaire de corruption qui en 2006 le contraignit à la rétrocession en Serie B -, la société doit d’une manière ou d’une autre se sauver la face en se dissociant des directs responsables. Il y a des preuves, les démissions de masse que rien d’autre ne pourrait expliquer, et pourtant… Sur les réseaux sociaux l’opinion publique s’enflamme, offusquée contre les prétendues insinuations et criant presque au crime de lèse majesté en défense de la vieille dame, s’inquiétant surtout sur les conséquences d’éventuelles sanctions sur la suite du championnat.
Simple scandale footballistique, direz-vous, et qui ne sort pas du périmètre d’un stade. Mais essayons un instant d’encadrer le scandale en question.
En 2021 le procureur de Turin ouvre l’enquête Prisma, chargée d’établir le manque de transparence dans les bilans du club suite aux difficultés économiques dues à la pandémie. Il en résulte des irrégularités plutôt nettes, des bilans clairement altérés reposant en particulier sur la question des plus-values fictives des reventes de joueurs.
Mais qu’est-ce qu’une plus-value fictive ?
Le joueur bosniaque Miralem Pjanić, acheté en 2016 à l’AS Rome pour une valeur d’environ 35 millions d’euros, est revendu par la Juventus à 60 millions en 2020. Sur les bilans de la société, les gains nets effectués sur la cession du joueur équivalent à plus de 45 millions d’euros alors qu’ils devraient être de 25, et pourtant il n’y a là aucune erreur de comptabilité.
La plus-value est en effet calculée non pas en fonction de la valeur d’achat du joueur à côté de son prix de vente, mais de sa valeur au moment de la vente à côté de son prix de vente. Les deux ne sont-ils pas la même chose ? Absolument pas, vous répondrait un comptable de la Juventus. Le prix du joueur a augmenté mais techniquement sa valeur diminue d’année en année de 5 millions d’euros. La société a décidé d’attribuer à Miralem Pjanić un amortissement, littéralement une perte de valeur due à l’usure, comme on le ferait avec une voiture ou une charrette. Cela a un sens ? Pas du tout, mais la plus-value fictive permet au club de cacher d’éventuelles pertes en faisant résulter des entrées qui n’existent pas.
Le 11 décembre le juge pour les enquêtes préliminaires de Turin Ludovico Morello déclare que l’histoire des plus-values fictives et les autres opérations de falsification des comptes sont techniquement illicites, mais ont été mené selon lui « de bonne foi », selon des motifs légitimes liés à la crise pandémique, et n’ont donc pas à être sanctionnées.
Il serait intéressant d’établir précisément en quoi consiste cette bonne foi.
Ce que l’enquête Prisma a fondamentalement dévoilé, c’est que le budget de la Juventus FC ne suffit pas à couvrir toutes ses dépenses, dépenses que pourraient couvrir en revanche des actifs excédentaires non déclarés. En 2018 le journaliste Federico Ruffo évoque un réseau d’affaire consolidé entre le club Agnelli et l’Ndrangheta, en plus de contacts déjà établis en 2014 par l’enquête Alto Piemonte entre le groupe mafieux et des membres de la directions, notamment Andrea Agnelli et le directeur sportif de l’époque Giuseppe Marotta, aujourd’hui à l’Inter. Le journaliste explicite une collaboration largement établie entre l’administration de l’équipe et l’organisation calabraise, qui contrôle le virage sud de l’Allianz Stadium et qui en 2016 fit entrer durant le derby contre le Torino des bannières exaltant la tragédie de Superga - la catastrophe aérienne qui dans les années ‘40 frappa le Torino FC de retour d’un déplacement à Lisbonne.
2016 est aussi l’année de l’assassinat de Raffaello Buccia, ultra turinois ayant témoigné sur la revente de billets pour l’Allianz Stadium de part de groupes mafieux, billets fournis bien sûr par la Juventus.
Des doutes peuvent apparaître pour ce qui est de bonne foi et légitimité, et pourtant en Italie l’opinion publique a donné son verdict : personne ne touche à l’empire Agnelli. Mais pourquoi ?
Il faut comprendre l’histoire du football italien, à Turin surtout, comme une histoire profondément politique. La famille Agnelli, propriétaire de FIAT et chouchoutée par le régime fasciste, achète la Juventus FC suite à la presque expropriation des industries turinoises par les mouvements ouvriers de 1919. L’acquisition d’une équipe de foot, phénomène de consommation de masse, permet aux ouvriers de s’identifier à leurs employeurs, et donc d’assimiler leurs propres intérêts aux intérêts de ceux qu’ils ont longtemps considérés comme leurs exploiteurs. C’est un processus qui se consolide au fur et à mesure que les ouvriers de FIAT deviennent les principaux supporters du club.
Si vous cherchez une raison pour laquelle, dans un pays qui malheureusement n’a pas appris de son histoire, la population décide de défendre et de traiter en martyre une société multimilliardaire qui flirte avec la criminalité organisée sans jamais être condamnée, il y a là peut-être une partie de la réponse. Pour le reste, la responsabilité est à chercher dans une indifférence chronique due à la résignation que, tout compte fait, il n’existe pas une possibilité de justice réelle. Ce n’est pas là une loi du silence imposée de l’extérieur, c’est le pur désintéressement d’un scandale qu’on a décidé de définir comme footballistique, et donc non digne d’intérêt autre que celui d’un chant de stade.